Ma liste de blogs

dimanche 28 octobre 2012

Independència


Barcelone, dimanche 28 octobre 2012.

Ça faisait longtemps sans vous écrire, n’est-ce pas !
Le soleil descend jusque dans les caves. La météo catalane prédisait pour aujourd’hui des orages brutaux et cinglants. On ne va pas se gausser. L’incertitude est partout, notamment dans la politique locale. De plus, je ne sais pas encore si on a perdu ou si on a gagné une heure ! La Catalogne sera-t-elle un jour indépendante ? La manifestation du 11 septembre dernier, considérable, résolue et pacifique, réclamait la séparation d’avec l’Espagne, et son succès a déplacé, dès le lendemain, tous les curseurs, aussi bien mentaux que politiques.
Les murs sont poreux dans la grande cour que je surplombe. Une famille débat du Sujet tout en déjeunant. Elle doit être nombreuse. Toutefois l’évaluer avec précision est difficile car le bruit produit par un seul autochtone en réunion équivaut généralement à celui produit par trente Auvergnats en conclave. On va dire que probablement des petites assiettes de croquettes au poulet et à la morue circulent et qu’un gamin avale des chips en lorgnant un Donuts (denrée infâme). On distingue que chacun veut faire valoir son opinion comme dans les « tertúlies » de la télévision et de la radio  (« tertulias » en espagnol, comme quoi, vous savez, la différence entre les deux langues parfois!...). Les mots fument, se chevauchent, et ils sortent tout chiffonnés par les fenêtres. Je ne peux donc mesurer si règne la discorde ou bien si l’échange de vues s’avère cordial. Je penche en faveur de la deuxième hypothèse au nom d’une vertu cardinale locale dite « le pactisme ». La « tertúlia » (sans accent en castillan) est un sport ibérique. Le Denis-Maraval-Pompidou (rappelons que le papa du Président de la République fut un grand hispaniste) en donne cette traduction : « Réunion de personnes qui s’assemblent habituellement pour causer ou passer honnêtement le temps. »
C’est justement l’esprit de Lettres du monde, un festival littéraire qui honore chaque année, à Bordeaux, un pays différent. Cette année, feux sur la Catalogne ! J’en viens. Bordeaux est le Paris du Sud-ouest. Certaines parties du Cours de l’Intendance ne dépareraient pas dans l’avenue Montaigne. La ville n’a plus rien à voir avec celle que j’avais fréquentée vers mes vingt ans. J’étais invité à parler de mon Puzzle catalan, la nation fiévreuse. Il ne faut pas changer le titre. En revanche, il conviendrait de rafraîchir le contenu avant l’élection régionale anticipée du 25 novembre prochain.
Je m’accorde vingt lignes pour expliquer ce qui se produit. La presse française s’intéresse moins au sujet que la presse anglo-saxonne. Engagée sur le sujet, celle-ci incite le gouvernement de Mariano Rajoy à ouvrir la porte à des négociations avec la Catalogne. Quelles sont les caractéristiques de la manifestation du 11 septembre ? Pacifique, je l’ai souligné, elle fut également intergénérationnelle, interclassiste, populaire. Quels sont les fondements de la crise relationnelle ? Il existe une frustration basique profondément historique (la perte de l’indépendance en 1714 et la tentative d’éradication avortée de la culture catalane par le franquisme) ; et une frustration d’ordre économique expliquant le ralliement d’une partie des classes aisées (la région donne plus à l’État que celui-ci ne réalise d’investissements sur place). Les deux rivières ont fini par ne faire qu’une. En outre, les pierres lancées depuis le pouvoir central (de droite et de gauche) sur la tête de la Catalogne depuis 2005 ont composé un terreau suffisamment consistant pour qu’un sentiment de défiance (« Ils ne nous aiment pas ») et de ras-le-bol (« Ils ne nous aimeront jamais ») ne cesse d’augmenter jusqu’à éclater au grand jour le 11 septembre.
Ça a été vite. Sept ans ! Et la crise économique n’a pas joué un rôle prépondérant. En 2006, le nouveau statut d’autonomie de la Catalogne qui fixe les compétences du gouvernement régional et sa place sur le damier espagnol, était à peine adopté qu’une figure légendaire du socialisme, Alfonso Guerra, promettait « on va le passer au rabot ! ». En 2010, sous la droite, le Tribunal constitutionnel l’a vidé de sa substance. Il y a deux semaines, le ministre de l’Éducation, José Ignacio Werth, déclarait « Nous allons espagnoliser la Catalogne » ce qui n’a pas manqué de grossir le flot des indépendantistes et de rappeler le souvenir de la croisade de 1936, quand Millan-Astray, dignitaire du franquisme, lançait à Salamanque « La Catalogne et le Pays basque sont deux cancers dans le corps de la nation. », anticipant ainsi sur les bombardements de Guernica et de Barcelone.
Je ne sais pas comment cette affaire va évoluer. J’attends comme tout le monde les résultats électoraux du 25 novembre et la suite. Il est certain qu’il y a un avant et un après depuis la manifestation du 11 septembre. La situation est aussi le fruit d’une Constitution espagnole dépassée et d’un État déréglé notamment par la corruption (présente également en Catalogne) et par un aménagement du territoire purement clientéliste. Campant sur une région représentant plus de 20% du PIB espagnol, la droite nationaliste catalane d’ordinaire prête à signer des pactes avec le gouvernement central dans l’intérêt des milieux d’affaires locaux, est désormais installée sur une ligne dure. Elle ne s’attarde pas sur la question : quid du social dans une Catalogne indépendante ? Depuis des mois, son gouvernement pratique en effet une politique très sévère d’austérité. L’aspiration indépendantiste est traversée de flux naturellement contradictoires.
Mon voisin m’a raconté l’autre jour que dans les réfectoires de l’armée espagnole, on ne parle pas de « ensaladilla rusa » mais de « ensaladilla nacional ». C’est le genre d’anecdote qui flotte au dessus de la marmite d’un pays en retard d’adaptation, d’écoute et donc de démocratie.
À la prochaine.



dimanche 6 mai 2012

Lettre au petit Max en rentrant du stade


Barcelone, le dimanche 6 mai 2012.

Cher Max,
Tu vas retourner à Paris dans quelques heures. Nous étions ensemble hier soir au premier rang du Camp nou, à vingt pieds des chaussures et des fronts hâtés à subordonner un ballon luisant. Tu étais mon invité avec ton papa Hugues parce qu’il m’est arrivé de partager avec ton grand-père Serge quelques aventures sportives en qualité de témoin à plume, autrement dit de journaliste de sport. Lors de Jeux olympiques, nous étions trois avec Alain, son inséparable compère, à nous disperser durant le jour le long des pistes et des patinoires, et à nous retrouver le soir dans les vastes ruches, salles de presse occupées par mille bourdons polyglottes. Oubliant le vacarme, nous condensions nos saisissements pour l’inconnu du kiosque qu’on appelle le lecteur. Un autre compagnon de cordée, Jean-François, respirait l’oxygène de ces heures culminantes. À peu près au même âge que le tien, il advint que son père le conduisit aux J.O. d’Helsinki. Paavo Nurmi, la légende finlandaise de l’athlétisme, alluma la flamme descendue du Taivaskero lapon. Ainsi naquit une vocation. Sébastien, mon fiston, n’a pas résisté non plus à l’appel des stades. À ton tour peut-être, dans dix ans, de tomber dans le pot de miel pour avoir vu hier soir, à vingt pieds de la mèche blonde ondoyant à ton front, Messi le diablotin de Barcelone, déclencher cent réactions chimiques sur un corps à deux cent mille mains.
Un stade est pictural. Miquel Barceló, l’immense peintre de Majorque, l’assure dans la légende de l’une de ses toiles dédiée au baby-foot de son village d'Afrique. J’ai un ami, Michel, qui a écrit un livre sur un autre peintre, Paul Rebeyrolle, Limousin celui-là. Il y explique pourquoi « on respire si avidement, si goulûment » sa peinture. Hier soir, la nuit en personne respirait avidement, penchée sur le petit astre argentin à deux pattes, descendu sur terre et déséquilibrant tout : adversaires, statistiques et spectateurs. Le titre du livre de Michel est Rebeyrolle ou l’obstination de la peinture. Une lyre à cinq cordes saurait certainement tirer de ce que nous avons vu ensemble un Messi ou l’obstination du football. D’autres de mes amis tiennent ce sport pour quantité révoltante et je comprends qu’on puisse compter dans son dos les milliards effarants. Une autre, Mariannick, cultivant l’ironie douce a écrit pour Arte Radio un joli feuilleton, Comme un pied, récompensé par un prix recherché, l'Europa. Tu vois, ce sont mille sources pour les architectures de nos cervelles, et je t’épargne les courses sur mon île verte, la pelouse du stade Leclère aux lignes de craie blanche, en bord de Corrèze, mon fleuve natif.
Cher Max, c’est comme si je t’avais invité à une partie de pêche dans un lac bleu d’Auvergne d’où l’on remonte depuis les noires profondeurs volcaniques, un seigneur à nul autre identique, l’omble chevalier. Sa chair laisse brut d’admiration. Hier soir, nous avons pêché, l’oeil plein, les buts, quatre, d’un gamin de Rosario empêché de grandir là-bas par un défaut hormonal, soigné à Barcelone, et aujourd’hui atteint par la démesure privilégiée qu’on accorde naturellement aux Étoiles de ballet.
Bonhomme !, avant que la rencontre ne débute, tu as vu descendre des étages, le long de câbles, une vaste toile jusqu’à frôler la virgule de cheveux à ton front. Depuis la tribune opposée, on pouvait lire en catalan « Pep t’estimem » (« Pep on t’aime »). Ce Pep se nomme Guardiola, l’entraîneur de Barcelone qui a décidé de se reposer quelque temps de sa propre obstination. À la fin, en hommage, les plus hauts de ses joueurs le lançaient dans l’air, et Messi, comme absenté des chants de la foule, le ballon luisant du triomphe sous un bras, regardait faire, encore à l’effusion d’avant, effusion d’une minute avec l’homme maintenant projeté vers la lumière blanche.
Cher Max, bon retour à ton école de Bastille. Dans dix, vingt, trente ans, tu pourras dire « J’y étais », comme Jean-François à Helsinki, Serge, Alain et moi-même à Calgary, Sébastien à Chelsea.
Bises.